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Le train de 16h16

Aujourd’hui, le 15 avril 2009, c’est mon anniversaire. J’ai vingt-cinq ans. Pour beaucoup de gens, c’est une journée et un chiffre mémorables. Personnellement, l’idée d’avoir déjà vécu un quart de siècle et sans doute bien plus du quart de mon existence ne me réjouit pas tant que ça. Je ne suis pas de ces gens qui refusent obstinément de fêter leur anniversaire, mais 25, c’est un nombre de bougies comme un autre. Je ne vois pas pourquoi j’en ferais plus grand cas que de mes autres anniversaires, passés et futurs.

Aujourd’hui, comme tous les jours, je suis allée travailler. J’ai assuré mes huit heures de présence obligatoire, et j’ai bien mérité de rentrer chez moi pour me détendre. Je n’ai rien de prévu pour ce soir. J’irai peut-être boire un verre avec des amis ce week-end, histoire de marquer le coup, mais davantage pour leur faire plaisir que par désir de célébration.

Je pénètre dans l’immeuble, me dirige vers les boîtes aux lettres qui tapissent un mur de la cage d’escalier, ouvre la mienne, celle qui se trouve tout en bas, à droite.

Dedans, je trouve quelques prospectus auxquels je ne jette même pas un œil, une enveloppe à fenêtre qui recèle manifestement une facture d’électricité – merci, fallait pas – et trois autres enveloppes dont les couleurs, les timbres bariolés et les écritures plus ou moins familières me semblent tout de suite plus agréables.

Je monte les quatre volées de marches qui me séparent de chez moi et en quelques tours de clé, je retrouve le calme et la douceur de mon petit appartement. Je relègue la facture sur un coin de la table de la cuisine, je l’ouvrirai demain. Armée d’un canif, je sors sur le balcon, le reste de mon courrier à la main. Debout en plein soleil, j’ouvre les enveloppes, d’un geste précis. La première carte, écrite à l’encre turquoise, me vient de ma meilleure amie. De son écriture serrée, elle me dit combien elle m’aime. Du moins, c’est ce que je déduis de tout ce qu’elle dit. La seconde enveloppe contient une carte moins conventionnelle. C’est une reproduction d’une photographie de Raymond Queneau. Au dos, ma mère et mon beau-père me souhaitent bonheur et joie ; ma mère en profite pour m’annoncer qu’elle me réserve une tarte au citron, mon dessert préféré, pour le week-end.

La troisième enveloppe est blanche, longue, classique. Je ne reconnais pas vraiment l’écriture qu’elle porte. Le timbre, jaune et rouge, porte le cachet de Strasbourg. L’ennui, c’est que je ne connais absolument personne là-bas… J’ouvre l’enveloppe, d’une main légèrement moins assurée. J’en sors un billet de train. Ce billet porte mon nom. En deuxième classe, une place est réservée pour moi entre Paris et Bordeaux. Le train part demain, à 16h16. En regardant à nouveau dans l’enveloppe, je trouve un morceau de bristol blanc, de la taille d’une carte de visite. Sur cette carte sont tracés, en caractères d’imprimerie, les mots suivants :


A demain…

Bon anniversaire.

Je regarde tour à tour la carte et le billet, sceptique. Je n’ai pas le temps de me plonger plus avant dans mes réflexions : le téléphone sonne.

Après une heure de conversation téléphonique avec une amie et un repas plus que mérité, je regagne mon salon. Sur la table basse, l’enveloppe inconnue me nargue silencieusement. Je l’attrape, la remplace par ma tasse de thé brûlant que je n’ai pas envie de renverser, puis me laisse tomber sans aucune grâce dans le fauteuil voisin.

Aujourd’hui, jour de mon anniversaire, j’ai reçu une lettre, postée d’une ville que je ne connais pas, par une personne dont je ne connais pas l’écriture. Dans l’enveloppe, une carte, quatre mots qui semblent lourds de sens mais qui ne me disent rien. Par-dessus tout, un billet de train à mon nom, alors que je n’ai absolument aucun souvenir d’avoir fait une réservation quelconque.

Bordeaux… C’est une ville que je connais, j’y suis allée trois ou quatre fois. C’est un endroit que j’aime beaucoup. Si je pouvais m’évader pour de bon de la capitale, c’est là-bas que je voudrais vivre. Mais je n’y connais personne non plus.

Beaucoup de questions se bousculent dans mon cerveau, peu coutumier de l’imprévu. La première de toutes ? « Qu’est-ce que c’est que ce truc ? »

Je passe en revue toutes mes connaissances, dans l’espoir vain d’en trouver une qui puisse avoir fomenté ce mauvais coup. Mais mes investigations n’avancent pas.

Deux heures plus tard, je n’ai pas un indice de plus, et mon thé est froid. De guerre lasse, je vais me coucher. Je verrai ça demain.

*      *      *

Jeudi matin, 16 avril. Il est sept heures lorsque mon réveil sonne. J’ai bien dormi, mais la difficulté que j’éprouve à ouvrir une paupière me laisse à penser que ce n’était pas suffisant. Quoi qu’il en soit, je m’extirpe du lit et me traîne sous la douche.

Quinze minutes plus tard, un peu plus réveillée et habillée, je repasse par le salon pour récupérer ma tasse que j’ai eu la flemme de laver. Le billet de train est toujours là. Je le contemple pendant plusieurs minutes avant de le fourrer rageusement dans mon sac à main. Je ne sais toujours pas ce que je vais en faire, mais sait-on jamais…

Ensuite, comme tous les matins, je déjeune, j’attrape mon sac et ma veste, et je cours attraper le RER. Dans la rame, sur le court trajet qui me sépare de l’immeuble de La Défense où je travaille, dans l’ascenseur, à mon bureau, je ne parviens à penser qu’à ce billet de train.

Qui a bien pu me l’envoyer ? Est-ce une erreur ? L’un de mes amis a-t-il voulu me faire une mauvaise blague ? Et si c’était Louis, l’homme que j’ai perdu bêtement, qui me donnait une deuxième chance ? Me donner un rendez-vous à l’aveugle dans un lieu qui n’a rien à voir avec nous, un rendez-vous à la fois nulle part et en un lieu bien précis, c’est tout à fait son genre. Ou…s’il y avait quelqu’un d’autre ? Une personne que je connais à peine, assez insensée pour me lancer ce défi, sans savoir si je l’accepterais ? Je ne sais pas qui, autour de moi, pourrait faire cela. Tout ce que je sais, c’est que si cette personne existe, cette idée folle me donnera à coup sûr l’envie d’en savoir plus.

Cette idée, je la trouve romantique, au point que je me surprends à rêver de princes charmants et de chevaux blancs devant la machine à café. Je redeviens une enfant.

Est-ce que je dois y aller ? J’avoue que cette petite carte a éveillé ma curiosité. J’ai envie d’y aller, à Bordeaux, même si je n’ai pas la moindre idée de ce qui m’attend là-bas, même si je vais peut-être me jeter dans un piège idiot, même si je travaille demain et que je ne sais pas trop comment je vais faire pour rentrer assez tôt le matin. Mais je travaille demain, justement, dans une entreprise ennuyeuse qui ne comprendrait sans doute pas que l’on puisse traverser la moitié de la France un soir, sur un coup de folie. Alors ce voyage comporte quelques risques. Je devrais peut-être me montrer raisonnable et adulte, après tout, j’ai l’âge pour ça. Je devrais peut-être faire passe mes engagements avant mes envies. C’est ce que font les adultes, non ?

Et si je n’y vais pas ? Je serai à l’heure au bureau, je n’aurai pas de problème avec mon patron. J’aurai peut-être évité une mauvaise plaisanterie. Mais si, au bout de la voie ferrée, il y avait effectivement un prince charmant, avec ou sans cheval ? Alors, j’aurai raté une chance inestimable, encore une…

Ces pensées, je les retourne, je les décortique, elles m’obsèdent. Soudain, je prends conscience que je n’en ai parlé à personne. Je crois qu’ils ne comprendraient pas. Ce sont des gens sérieux, ils sont installés dans la vie, comme on dit. Ils ne pourraient pas comprendre…

Il est exactement 14h53 lorsque je prends ma décision : je pars. Je vais voir ma chef de service en lui expliquant que j’ai un rendez-vous chez le médecin. Elle se montre conciliante.

Il est 15h14 lorsque je passe mon badge à la sortie de l’immeuble, 15h21 lorsque ma carte de transport fait sonner le tourniquet de la gare RER. Je cours pour avoir ma correspondance, je regarde à peine la tour Eiffel qui se montre sous le soleil d’avril alors que la rame de métro surplombe la Seine. Autour de moi, les touristes regardent, émerveillés ; les parisiens regardent, blasés. Moi, je ne regarde pas. Je ne pense qu’à cette ville, là-bas, au Sud…

Arrivée à Montparnasse, je regarde ma montre : il est 15h57. Plus par hâte d’y arriver que par peur de rater le train, je cours dans les couloirs, je grimpe quatre à quatre les marches des escalators. Je composte le billet avec joie, mais en même temps, presque à contrecœur : il n’est plus intact, premier signe que bientôt, cette histoire sera derrière moi.

Le TGV est là, sur la voie 9. Je trouve la voiture 15, y monte, m’installe fébrilement à la place 54. Voilà, c’est fait. J’y suis, dans ce train. Je suis prête. Emmène-moi.

*      *      *

Au cours des quatre heures que dure le trajet, le sourire ne quitte pas mon visage. C’est bête, mais je suis fière de moi.

J’ai beau avoir vingt-cinq ans, au fond, je sis encore une enfant timorée. L’inconnu me fait peur. Combien de fois au cours de ma vie ai-je préféré une situation confortable, ou du moins maîtrisée et prévisible, à une nouveauté exaltante mais effrayante ? C’est simple : toujours.

Pour une fois, je n’ai pas reculé : j’ai fait ce que j’avais envie de faire, sans me préoccuper des conséquences, en balayant toutes mes questions. J’ai écouté mon instinct et mon rêve. Je ne sais pas ce qui m’attend au bout de ce chemin, mais cette fois-ci, je sais que je n’aurai pas de regret.

Pendant des années, on m’a répété : « qui ne tente rien n’a rien ». Je crois qu’aujourd’hui, je comprends ce que cela veut dire. Et je commence à le croire.

Le sourire ne me quitte sans doute pas non plus pendant mon sommeil. En tout cas, je le suppose, car j’ouvre les yeux au milieu d’une campagne éclairée par un jour qui commence à décliner. Je jette un coup d’œil au cadran de ma montre : 20h01. Dans une quinzaine de minutes, je poserai le pied sur un quai de la gare Saint-Jean.

Une légère angoisse commence à monter en moi. Je ne peux plus reculer, je vais enfin découvrir ce qui se cache derrière ces vingt-quatre heures de mystère. Un ami, un amant, un souvenir, un canular ? Les possibilités sont bien plus nombreuses que les certitudes : c’est bien dommage.

Je regarde les gens autour de moi. Ils semblent sereins. Je suppose qu’ils vont retrouver la douceur d’un foyer et le confort du regard des gens qu’ils aiment. Et moi, que vais-je retrouver ?

Non, ce n’est pas la bonne question. La vraie, là voici : qu’ai-je déjà trouvé, depuis vingt-quatre heures ? Ce petit grain de folie qui fait que l’on ose aller chercher le bonheur, même s’il est un peu à l’écart du sentier bien droit qu’on s’est tracé…

Alors, quand le train s’immobilise enfin, j’attrape mon sac, je m’approche de la porte, je prends une grande inspiration et je descends sur le quai.

Je regarde autour de moi. Pendant quelques secondes, je ne vois personne. Puis, à une dizaine de mètres, je vois un groupe de gens et devant eux, une silhouette qui me semble familière. Je m’approche un peu et reconnais finalement Sophie, ma meilleure amie. Derrière elle, les autres me font de grands gestes et se mettent à chanter « bon anniversaire ». Je les reconnais tous : ce sont mes amis de lycée et de fac, des gens avec qui j’ai vécu et que je ne vois presque plus. Ils sont tous là, pour moi. Je n’ai pas besoin que Sophie parle pour comprendre qu’elle a organisé, dans un lieu qui, jusqu’à ces dix dernières minutes, n’était rien pour moi, une anniversaire surprise avec tous les gens auxquels je tiens, pour que cette vingt-cinquième bougie soit inoubliable.

Sur ma joue, j’essuie une larme de bonheur.